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Dans la forêt des signes. Hybridations contemporaines entre sémiotique et anthropologie par-delà l’humain

Ortensie

Hortensies (ph. De Luca)

di Valeria De Luca [*]

Préambule

J’observe les hortensias qui, sur mon balcon, reprennent à pousser après l’hiver ; je constate la présence de nouvelles tiges, je peux distinguer les différentes phases de croissance du feuillage à partir de ses variations chromatiques, tout comme ces dernières m’informent sur l’état de santé et les besoins de la plante en termes d’approvisionnement d’eau. De même, je demeure éblouie face à la capacité qu’ont les branches plus âgées de s’incruster dans le maillage en fer du balcon, afin que les nouvelles tiges puissent s’exposer à la lumière. Dirait-on qu’une communication s’est installée entre les hortensias et moi-même ? Suffirait-il de dire que j’ai produit des habits interprétatifs à partir des mutations saisonnières de leur forme, ou bien faudrait-il penser que j’ai assumé – ne serait-ce que ponctuellement – dans ce parcours de connaissance, la perspective, le positionnement même des plantes dans l’horizon de vie qui leur est propre ?

En dehors de cette expérience ordinaire et de ses contours autobiographiques, les questions posées revêtent un rôle de premier rang vis-à-vis des certaines des directions épistémologiques et méthodologiques que prennent aujourd’hui des disciplines telles la sémiotique et l’anthropologie, et à la fois des engagements de celles-ci – et, plus globalement, des sciences humaines et sociales – dans les problématiques liées à l’Anthropocène, dont notamment celles écologiques et relatives à la coexistence des êtres [1].

A ce sujet, une première remarque concerne précisément le nouvel essor que connaissent les études en neurobiologie des plantes, qui attestent l’existence d’un ensemble de réponses comportementales et adaptatives pouvant être reconduites à des formes d’intelligence à l’œuvre dans les plantes et les arbres. En effet, une équipe française de chercheurs en agronomie [2] a pu détecter plusieurs traits relevant d’un comportement « intelligent », tels que : 1) l’existence d’un système perceptif global, qui inclut non seulement une sensibilité à des stimuli normalement associés aux canaux sensoriels humains – vision, goût, toucher, odorat –, mais également la proprioception, à savoir la capacité de percevoir son propre schéma corporel, 2) l’existence d’une sensori-motricité et des formes de mouvement non réflexe, mais engendrées en revanche à partir d’une « négociation » adaptative entre les sollicitations et les perturbations environnementales et les états internes de l’organisme, 3) l’échange d’informations entre plusieurs individus concernant par exemple un danger imminent, déclenchant des réponses de défense partagées dans le temps et dans l’espace.

De telles données scientifiques nous obligent tout d’abord à penser comment aborder, et sous quelles conditions étendre, le vaste spectre d’interactions entre des êtres différents – comme d’ailleurs en témoignent les tentatives des anthropologues Philippe Descola (2005) et Eduardo Viveiros de Castro (2010) –, et ce pour deux raisons. Premièrement, si l’on reste circonscrit au domaine des plantes, force est de constater que celles-ci peinent encore à trouver une place à part entière en anthropologie et notamment en sémiotique en dehors de leurs usages ou de leurs représentations proprement humaines, ou, en tout cas, à susciter un débat transversal aux études prises singulièrement. Deuxièmement, qu’il s’agisse d’êtres humains, d’animaux ou de non-humains lato sensu, il est nécessaire d’éclairer et de détailler le champ conceptuel le plus apte à rendre fructueuse une alliance renouvelée entre anthropologie et sémiotique.

Dès lors, dans les lignes suivantes, on cherchera à dégager quelques axes de réflexion à partir d’au moins deux contributions récentes en anthropologie et en sémiotique, dont notamment l’ouvrage de l’anthropologue Eduardo Kohn, How Forests Think : Towards and Anthropology Beyond the Human [3] (2013) et la proposition d’une sémiotique structurale des mondes vivants esquissée par le sémioticien Jacques Fontanille (2019). Cette étude exploratoire, forcément incomplète et en devenir au vu de la nouveauté de ce débat, nous permettra ensuite d’actualiser certaines des formulations qu’Umberto Eco avait jadis élaborées dans son Trattato dans le cadre plus général de ce que l’on appelle anthropologie sémiotique.

Jaguar-amazonien

Jaguar amazonien

Quelle sémiotique pour l’anthropologie?

Faut-il vraiment choisir entre une sémiotique d’inspiration peircienne – pragmaticiste et interprétative – et une sémiotique d’inspiration structurale, héritière de l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss et de la sémiotique d’Algirdas Greimas afin d’imbriquer l’étude des interactions entre les organismes vivants et leur(s) milieu(x) avec celle de l’instauration de mondes signifiants par des collectifs comprenant des humains et de non-humains (Fontanille & Couégnas 2018)? N’y a-t-il pas peut-être une troisième voie, ou, du moins, des trajectoires transversales que l’on pourrait suivre ?

Si le premier paradigme s’est affirmé comme référence dans les courants de la biosémiotique et de l’écosémiotique [4] en engendrant une vaste littérature à cheval entre biologie, sémiotique générale et sémiotique de la culture (entre autres, Kull 2007, 2009), le second ne fait ses débuts que très récemment. En particulier, le projet fontanillien semble suivre deux voies contiguës mais demeurant encore partiellement distinctes, à savoir d’une part la proposition d’une anthroposémiotique et, d’autre part, l’esquisse d’une sémiotique structurale des mondes vivants. Pour l’anthroposémiotique, qui se pense comme « un point de vue, un questionnement épistémologique et une proposition de méthode, susceptible de procurer à la sémiotique générale une perspective élargie et une prise mieux assurée sur les univers de sens qui constituent notre milieu de vie » (Fontanille & Couégnas 2018: 9), l’un des enjeux est d’élargir les schèmes de la narrativité classique en incluant des formes de relation et d’échange autres que, par exemple, le don et le contre-don. Un tel élargissement repose sur la constatation, issue des suggestions des anthropologies de Descola et De Castro, de l’existence à la fois de différentes manières de concevoir l’identité et la différence au sein des collectifs d’individus, dont les frontières peuvent être à la fois naturelles et culturelles. La pluralité de ces découpages engendre à son tour des collectifs qui peuvent être hétérogènes en fonction de leur composition interne et des pratiques qui s’y associent et, qui, par là même, déploient un tableau assez diversifié des relations vis-à-vis d’autres collectifs, que ce soit dans le temps ou dans l’espace. Au demeurant, ces schèmes structurent, donnent sens et permettent l’instauration de mondes de référence dont les valeurs imprègnent toutes les pratiques et les productions culturelles à proprement parler de chaque collectif pris en considération. Dès lors, comme le soulignent les sémioticiens, l’approche anthroposémiotique – tout comme son caractère structural – se fonde sur une hypothèse spécifique sur la nature de l’agence ou de l’agentivité. Fontanille et Couégnas précisent que cette capacité concerne l’effectuation des productions sémiotiques plutôt que la structure en tant que telle, en vertu de sa nature immanente; ils définissent l’agence comme

«cette autre dimension des processus sémiotiques qui leur permet d’instaurer des formes efficientes dans l’existence […] avec l’agence, le “référent” n’est plus ce qui est déjà là au moment de l’effectuation de la sémiose (la réunion de l’expression et du contenu), mais au contraire ce qui est projeté ou projetable à partir de la sémiose. Le pouvoir d’agence, c’est celui de l’instauration de mondes signifiants que nous habitons ; avec l’agence, les sémioses participent à l’instauration des mondes auxquels elles peuvent se référer» (Fontanille & Couégnas 2018 : 22-23).

Cette affirmation s’avère fondamentale pour répondre aux questions posées plus haut, notamment en relation avec les formulations de Kohn, nous y reviendrons. Soulignons pour l’instant que cette même hypothèse constitue le trait d’union qui relie en partie le volet anthroposémiotique à la proposition d’une (bio)sémiotique structurale des mondes vivants chez Fontanille. Dans le texte évoqué plus haut, le sémioticien fournit une relecture sémiotisante de l’infrastructure épistémologique du concept d’Umwelt élaboré par Jacob von Uexküll, qui soit à même d’éviter deux risques majeurs vis-à-vis de l’interprétation de la vie non-humaine, soit d’un côté, une projection anthropomorphe des catégories à disposition et, de l’autre côté, celui d’un fondement téléologique d’inspiration aristotélicienne qui selon Fontanille demanderait l’introduction d’un « actant caché» ou d’un principe explicatif d’ordre métaphysique et non vérifiable qu’à posteriori. La solution trouvée est celle d’une reformulation des relations entre organismes et milieux en termes d’interactions et de régimes d’interactions dans lesquels des instances «subjectives» – ou, pour mieux dire «subjectales» (Fontanille 2019: 3, 13), soit des interactants – ne préexistent pas aux interactions mais émergent d’elles-mêmes en fonction de leurs modalisations propres:

«dans une sémiotique des interactions, il n’y a pas encore nécessairement de communication, d’échange, ou de prédation: tout cela se construit progressivement, à partir des régimes de signification qui émergent par schématisation des interactions elles-mêmes. Ce qu’on recherche donc en premier lieu, ce sont des régimes de signification, plus ou moins élaborés, hiérarchisés, et mis en relation entre eux, et ce ne sont pas des signes ou des systèmes de signes» (Fontanille 2019: 21).

Les interactants, avant même de se constituer comme des «sujets» (dans le sens d’assumer une position subjectale), sont conçus comme des points de vue – des positions – du et sur le processus en cours, processus qui oriente la relation à partir tout de même d’une différenciation entre un soi et un autre, qui est à son tour fondée sur une répartition dissymétrique des énergies de chacun d’eux. De ce fait, plusieurs «réponses» sont possibles, conçues comme autant de développements syntagmatiques de l’interaction, telles qu’une affectation réciproque de l’un sur l’autre, une activité de manipulation quelconque de l’un des deux, une activité indépendante de l’autre, etc. Comme Fontanille le relève à la suite d’Uexküll, la répétition/variation, l’accumulation, l’affirmation de tel ou tel autre schème d’interaction garantirait ce qu’il appelle l’éprouvé d’identité des individus tout au long de l’évolution d’une espèce, aussi bien par rapport au soi qu’à l’autre.

-Disocactus-amazonicus

Disocactus amazonicus

A cela il faut également ajouter un autre aspect. En prenant ici comme cible polémique certaines des formulations de la biosémiotique peircienne, Fontanille précise que les régimes de signification ne sont pas des signes ou des systèmes de signes. Ce parti pris semble répondre à deux objectifs: 1) éviter ce qui pourrait apparaître comme une circularité des agencements signifiants lorsqu’ils sont voués téléologiquement à la vie elle-même et, 2) déplacer le regard du quoi de l’interaction vers le comment, c’est-à-dire les manières dans lesquelles la persistance est poursuivie.

Cependant, dès lors que l’on convoque l’idée d’énergies transformant la sensibilité et l’activité de chaque être, ainsi que celle d’interaction faisant émerger une première différenciation entre soi et autrui, une telle perspective structurale ne se poserait pas en opposition avec une pensée par signes. En revanche, elle pourrait en profiter pour expliquer les logiques perceptives et sensibles à partir desquelles un tel régime d’interaction est déclenché au lieu d’un autre, et à partir de quel traitement du soi et d’autrui certaines prégnances deviennent pertinentes et quelles autres sont écartées dans la relation.

En outre, si l’agentivité s’avère un point commun du volet anthroposémiotique à proprement parler et de celui plus (bio)sémiotique, il reste à détailler les modalités du croisement – si celui-ci est effectivement possible – entre le pouvoir d’affectation à l’œuvre dans les relations organismes-milieu et celui d’instauration de mondes signifiants chez les collectifs humains (ou éventuellement, hétérogènes, humains et non-humains). Qui plus est, la définition même de l’agence qui est donnée en tant qu’hypothèse fondatrice de l’anthroposémiotique semble répondre à une logique de fonctionnement similaire à celle qui est à la base de l’autonomisation de tout système symbolique – le fait d’être à la place de quelque chose d’autre, soit-elle présente ou absente – et, plus particulièrement, des langues naturelles.

Par conséquent, à partir de ces considérations, on peut extraire deux prémisses suivant lesquelles il s’avère légitime de poursuivre une voie d’investigation qui fédère les deux paradigmes. En effet, d’une part, l’agence anthroposémiotique peut projeter des nouvelles références – et par là même des nouveaux mondes – du fait de la narcotisation des précédentes. D’autre part, de la même manière, les non-humains peuvent distinguer des divers types d’images qui activent – selon von Uexküll et la relecture de Fontanille – une tonalité prédominante d’une interaction donnée, à savoir une «modalisation» des prégnances déclenchées (prédation, reproduction, etc.). Comment et à partir de quoi cette fédération serait-elle alors possible ? Une telle voie établirait tout d’abord une continuité entre les humains et les non-humains par rapport aux modalités d’émergence du soi et d’autrui. Deuxièmement, cette émergence serait elle-même fonction des différentes manières de déployer le pouvoir d’affectation, d’activité et de référence des uns sur les autres, y compris les degrés de distanciation et d’autonomisation de la référence. Troisièmement, le traitement différencié de la référence serait enfin responsable de la régularité/variation (chez les non-humains) et de la ritualisation/institutionnalisation (chez les humains) de schèmes d’interaction et de signification ponctuant la valeur de la forme que la vie prend au sein d’un collectif donné.

En d’autres termes, cela reviendrait à chercher des logiques générales de la pensée et de l’action qui puissent garantir, sinon une réversibilité qui est peut-être impossible à atteindre définitivement, au moins un déplacement partiel du point de vue, de la perspective d’un agent humain sur un non-humain et inversement.

Tamanoir-fourmiller-géant

Tamanoir fourmiller géant

Dans la forêt des signes. Eduardo Kohn et l’à-propos

L’entreprise théorique et méthodologique bâtie per Eduardo Kohn s’inscrit à plein titre dans la perspective anticipée plus haut. Son ouvrage Comment pensent les forêts, qui a par ailleurs suscité un vif débat au sein de la communauté anthropologique internationale (Giraldo Herrera & Palsson 2014, Descola 2014, Kohn 2014), se pose à la fois comme une recherche de terrain aussi bien minutieuse qu’étendue, et comme l’esquisse d’un programme général de refonte disciplinaire visant la construction d’une anthropologie par-delà l’humain – mais tout aussi avec lui – sous l’égide d’une théorie et d’un modèle généraux de la sémiose. Dans ce cadre, cette dernière serait à concevoir comme un procès trans-spécifique de pensée et d’action sur et avec un environnement, qui se développe par le biais de cycles de transformations d’éléments divers – «naturels», artefacts, linguistiques, pratiques, etc. – pris comme valant pour quelqu’un ou quelque chose. A leur tour, ces cycles de transformations contribuent à stabiliser et à modeler des formes globales de l’être ensemble.

Une telle conception de la sémiose découle directement de la sémiotique élaborée par Charles Sanders Peirce [5] et retravaillée par ses commentateurs (dont notamment le neuroanthropologue Terrence Deacon), que Kohn rend opérationnelle dans son expérience de terrain et de vie partagée avec la communauté des Runa de la ville d’Ávila, dans l’Équateur amazonien.

Avant d’examiner certaines des implications épistémologiques de cette démarche vis-à-vis d’une alliance renouvelée entre anthropologie et sémiotique(s), soulignons que l’anthropologue vise également à distinguer ses propos à la fois par rapport au perspectivisme de De Castro et aux ontologies relationnelles de Descola. En effet, tout en accueillant le fait que, précisément dans les communautés amazoniennes, il y a un multinaturalisme typique qui organise la coexistence des différents êtres, Kohn ne cherche pas à identifier ces différentes natures en tant que telles, pour ensuite y extraire des modes d’interactions spécifiques des Runa. Il ne cherche pas non plus à comprendre – comme le fait Descola – quelle architecture représentationnelle instaure le monde des Runa et les différences qu’ils peuvent repérer entre les êtres, et qui guident l’organisation de leur propre culture. L’objectif général est celui d’examiner en premier lieu comment différentes formes d’agentivité – des sois – émergent et interagissent entre elles. En deuxième lieu, il s’agit d’évaluer comment ces mêmes régimes d’interaction se répercutent à la fois dans l’insertion des Runa en tant que tels au sein d’un environnement si hétérogène comme celui de la forêt, et dans les modulations que les Runa opèrent sur ce qui leur est propre en tant qu’humains, à savoir leur propre langage. Aussi, puisque l’examen des propositions de Kohn s’insère ici dans le cadre général des relations entre anthropologie et sémiotique, nous serons obligés de faire l’économie des descriptions fines de certaines interactions qu’il relate dans son ouvrage, afin de nous concentrer plutôt sur son appareillage théorique.

Plus haut, on a fait référence au terme pensée qui, à la suite de Peirce, est assimilé par Kohn à la notion de représentation. Le rapprochement entre ces deux notions qui ont une longue histoire est dû tout simplement au fait qu’il s’agit d’une activité par laquelle des éléments environnants deviennent capables de montrer – de se référer – quelque chose d’autre, qu’elle soit présente ou absente, réelle (l’arrivée d’un prédateur) ou «imaginaire» (la voix d’un esprit ou d’un défunt). Cette activité est elle-même signe de la présence de la vie selon Kohn, en ceci qu’elle affiche des degrés de réflexivité et de distanciation par rapport à la «source» qui active la sémiose. L’anthropologue affirme très clairement que

«Ce qui différencie la vie du monde physique inanimé est le fait que les formes de vie se représentent le monde d’une manière ou d’une autre, et que ces représentations sont inhérentes à leur être. Ce que nous partageons avec les créatures vivantes non humaines [est] […] le fait que nous vivons tous avec et à travers des signes […] Les signes font de nous ce que nous sommes. Comprendre la relation entre les formes de représentations spécifiquement humaines et ces autres formes est essentiel pour mettre au point une pratique de l’anthropologie qui ne sépare pas radicalement les humains des non-humains. La sémiose (la production et l’interprétation de signes) travers et constitue le monde vivant, est c’est à travers des propensions sémiotiques partiellement partagées que les relations multi-espèces sont possibles» (Kohn 2017: 30).
Conure-pavouane-Psittacara-leucophthalmus

Conure pavouane, Psittacara leucophthalmus

Dans un environnement où, par exemple, un individu Runa peut devenir Runa puma [6] (homme-jaguar), et où il est conseillé de «dormir sur le dos» afin de pouvoir soutenir le regard d’un jaguar et, ainsi, ne pas être pris pour une proie potentielle, ou, encore, dans lequel les Runa fabriquent un type particulier d’épouvantail en cherchant à reproduire «ce à quoi un rapace ressemble du point de vue d’une conure» [7] (Kohn 2017: 128), on constate non seulement qu’il y a une sorte de réversibilité des places éventuellement occupées par les humains et les non-humains [8], mais que ces différents êtres vivants ne sont pas constitués en tant que tels à l’avance : les sois émergent du processus sémiotique même. A l’instar des interactants, le soi «c’est le lieu – quelque rudimentaire et éphémère qu’il soit – d’une dynamique vivante par laquelle les signes en viennent à représenter le monde autour d’eux pour un “quelqu’un” qui émerge en tant que tel à l’issue de ce processus» (Kohn 2017: 40).

Deux remarques s’imposent à partir de cette conception du soi. En premier lieu, Kohn fait référence à ce qu’il appelle «indistinction» ou «confusion » pour expliquer l’émergence de «sortes» d’êtres. L’«indistinction», qui est avant tout une non-discrimination de formes ou d’attributs – comme dans le cas de la tique repris de von Uexküll –, peut permettre l’émergence de sois en ceci qu’elle induit une appréciation de qualités en leur positivité et en le potentiel d’action qu’elle recèlent. Ce type de représentation ou de pensée est strictement lié au fonctionnement de l’icône chez Peirce en tant que mode de relation entre un objet et son signe, et notamment à sa notion de vagueness (C.P. 6.196, C.P. 6.203). Pour le dire autrement, c’est un ensemble de traits généraux qui, par leurs qualités propres (chromatiques, morphologiques, etc.), motivent et induisent l’esquisse et l’apparition d’une forme saillante, c’est-à-dire une figure qui commence à se détacher d’un fond et à assumer une valeur discriminante d’un point de vue de la réponse suscitée. Une silhouette fugace peut «représenter» l’ombre d’un messager ou bien l’anticipation d’un danger.

Cette lecture que Kohn propose de l’iconicité nous semble pouvoir être rapprochée en partie de la notion de mélange avancée par le philosophe Emanuele Coccia à propos de la vie des plantes :

«au lieu de se révéler comme l’espace de la compétition et de l’exclusion réciproque, le monde s’ouvre […] comme l’espace métaphysique de la forme la plus radicale du mélange […] si les organismes arrivent à définir leur identité grâce à la vie d’autres vivants, c’est parce que tout vivant vit déjà, d’emblée, dans la vie des autres» (Coccia 2016: 67).

Dès lors, comment concilier l’approche traditionnellement différentialiste de toute anthropologie (et de toute sémiotique) avec une pensée du vague et de l’indéterminé ? Que nous dit cela de l’émergence ? La deuxième remarque découle de ce qui a été dit plus haut et nous permet de répondre à ces questions.

En effet, comme on le sait, la trichotomie peircienne icône – index – symbole n’identifie pas des signes en tant que tels, mais des modes de relations qui sont enchevêtrés entre eux dans un processus continu et seulement temporairement stabilisé par la formation d’habitudes (habits). Par conséquent, l’émergence d’un «deuxième» contigu ou non, d’une force introduisant une coupure dans le «flou» des qualités, agit dès le début comme un facteur à la fois d’identification et de différenciation, à savoir de « spécification » de la forme-figure. Cela explique pourquoi les sois sont un produit de la sémiose qu’ils contribuent néanmoins à relancer dans la vie et pour la vie.

Mais il y a également une autre raison qui détaille, comme nous le disions plus haut, la nature de l’agentivité des sois. Le passage d’une modalité à l’autre de la production sémiotique, ou, autrement dit, la perception et la représentation du futur soi/autre en tant qu’icône ou traces indiciaires – ou encore, comme dans les productions linguistiques des Runa, en tant que symboles – dépend de ce que Kohn appelle l’à-propos (aboutness). L’à-propos ne peut être réduit ni au telos dans son interprétation classique, ni à une intentionnalité de type «procédural» vis-à-vis des motivations qui guident les différentes réponses comportementales des êtres. Dans ce sens, il désigne plutôt l’engagement de chaque être à prolonger l’héritage des habitudes interprétatives reçues, tout en appréciant dans chaque interaction donnée leur propre efficacité vis-à-vis du destin à la fois «individuel» et «collectif». En un mot, l’à-propos résume toutes les nuances que peut prendre la valeur chez les non-humains et les humains. Certes, elle est in fine orientée à la vie, mais en même temps, ne présuppose rien d’autre que l’histoire de la transformation d’imprévus en habitudes et d’habitudes en innovations. Autrement dit, elle est l’histoire de la modulation des formes à la fois locales, relatives à une niche ou un groupe déterminé d’individus, et globales, soit celles d’un environnement pris dans son ensemble.

Bien que dans cette forêt très particulière les signes soient entremêlés et se réverbèrent les uns sur et dans les autres, cela n’empêche pas pour autant – et au contraire en est la base – que des formes, conçues comme des organisations à la fois matérielles, imaginaires, naturelles, culturelles, puissent croître, se propager, afficher la nature des liens internes qui la soutiennent. De nature trans-individuelle, trans-spécifique et trans-temporelle, la forme chez Kohn ne se réfère ni à des structures conceptuelles d’appréhension du monde, ni à des entités idéales, mais plutôt à «un processus étrange et néanmoins très concret de production et de propagation de patterns […] dont la logique générative […] finit nécessairement par s’infiltrer dans les êtres vivants […] à mesure qu’ils le prennent en charge. Bien que la forme ne soit pas esprit, elle n’est pas non plus chose» (Kohn 2017: 45-46). Son observation, tâche ardue pour l’anthropologie – comme Kohn le reconnaît –, permettrait de saisir des configurations globales des environnements et à la fois leurs propres mouvements internes, les seuils indiquant un déséquilibre ou un changement à venir. Dans ce sens, selon l’anthropologue, l’étude des relations humains/non-humains sous le prisme des formes attestables relève d’un engagement finalement politique vis-à-vis des questions soulevées par l’Anthropocène.

5typologie-des-modes-de-production-de-signes-eco-1975Pour conclure. Le travail (sémiotique) des formes

Au vu des questionnements et de perspectives que le tableau esquissé dans ces pages dégage, il serait impossible de formuler des conclusions qui puissent réellement définir les contours du dialogue et de l’imbrication entre anthropologie et sémiotique.

Dès lors, nous nous contenterons de formuler une suggestion et de donner une petite indication générale, l’une visant à prolonger davantage l’approche de Kohn, l’autre pouvant constituer un terrain d’entente supplémentaire pour l’anthropologie et la sémiotique.

La première concerne l’intégration dans la perspective peircienne de Kohn de la théorie et des modes de production des signes tels que les avait conçus Umberto Eco dans son Trattato di semiotica generale. Rappelons que la production de signes chez Eco est entendue concrètement en les termes du travail physique qu’elle engage chez le producteur, à savoir «il lavoro di produzione del segnale, poi il lavoro richiesto dalla scelta – tra segnali di cui dispongo – di quelli da combinare tra loro per comporre un’espressione» (Eco [1975] 2016 : 241). Les différents modes de production de signes aboutissent certainement à la possibilité d’identifier et de distinguer des classes de signes ; cependant, tout comme chez Peirce, davantage chez Eco ces modes identifient des différences aux niveaux des processus impliqués dans le travail de production. Pour le sémiologue, il s’agit respectivement du 1) processus de manipulation du continuum expressif, 2) de celui de corrélation d’une expression à un contenu, et 3) de celui de connexion de la corrélation ainsi formée avec des entités du monde, ce qui se rapproche davantage de l’acte de référence en tant que tel.

De ce fait, la théorie des modes de production de signes permet de passer de l’« unité » signe prise en tant que telle à celle de fonction-signe ; de même, elle permet d’englober de manière transversale la tripartition peircienne, tout en l’élargissant. En effet, une même relation entre signe et objet qui fonctionne sur le mode de l’icône peut néanmoins produire des types de signes différents répondant à des divers agencements des processus évoqués plus haut. Un tel élargissement répondait d’un côté, à la problématique concernant les relations cognitives entre type et occurrence qui seront approfondies plus tard et pendant plusieurs années par Eco et, de l’autre côté, à la question des rapports entre vrai et faux dans les échanges communicationnels, tout comme dans les productions textuelles.

Rappelons également que l’identification des modes de production et d’interprétation de signes découle de l’intersection entre quatre facteurs (Eco [1975] 2016: 338 et suiv.), à savoir le travail physique déjà mentionné, le rapport entre le type et l’occurrence, la nature du continuum qui sera formé (le partage ou non d’une même matière, la relation causale avec le référent), le mode ou la complexité de l’articulation. Cette combinatoire présente plusieurs avantages vis-à-vis de la proposition de Kohn : 1) tout comme les signes peirciens, elle ne fait pas de distinction a priori entre des émetteurs humains et non-humains, 2) elle permettrait peut-être de mieux cerner la nature « signique » de certains processus d’attribution de valeurs à des entités absentes ou intangibles, 3) pourrait également mieux expliquer certains comportements animaux de type ludique ou de camouflage qui rapprochent l’absence du négatif chez l’animal de la possibilité de « mentir » ou, en tout cas, de produire du « faux » par les signes, 4) de la même manière, elle permettrait éventuellement de tester et d’évaluer davantage le spectre du potentiel cognitif de certaines espèces animales, 5) elle pourrait s’avérer un outil heuristique dans le cas de types d’intelligence autre que celle « vivante » (l’on pense naturellement aux développements actuels de l’intelligence artificielle).

Enfin, l’existence de nombre de recherches qui s’inscrivent ouvertement dans la perspective d’une anthropologie sémiotique témoigne de l’existence attestée d’un terrain d’entente entre anthropologie et sémiotique par-delà les différentes traditions sémiotiques.

Élaborée à partir de la conception gestaltiste de la notion de forme, l’anthropologie sémiotique prône, pour le dire très brièvement, une continuité entre faits perceptif, langagiers et culturels. La sémiose, conçue elle-même comme une constitution, une stabilisation et une modulation de formes, y apparaît dès les phases inaugurales du dégagement d’un champ de présence et d’action dans lequel s’opèrent des premiers partages différentiels. Aussi, l’intérêt d’une telle approche consiste notamment en une conception fort dynamique de la circulation même des formes, comprises non pas comme des patterns structurés à jamais, mais plutôt comme des configurations agitées intérieurement par des motifs d’action, de relance et de perturbation de la stabilité globale de celles-ci.

En conclusion, ne serait-ce pas précisément par le partage des formes et des outils permettant d’en saisir leurs mouvements qu’anthropologie et sémiotique peuvent s’orienter dans les forêts des signes ?

Dialoghi Mediterranei, n. 37, maggio 2019
[*] Abstract
In questo contributo affronteremo la natura delle relazioni tra semiotica e antropologia attraverso un confronto tra alcuni orientamenti recenti in ambito semiotico che mirano alla fondazione di un’antroposemiotica e di una biosemiotica di stampo strutturale e la proposta, di matrice peirciana, dell’antropologo Eduardo Kohn di un nuovo approccio allo studio delle relazioni tra agenti umani e non umani. Cercheremo di mostrare come alcuni degli assunti di base di entrambe le proposte possano essere integrati l’uno nell’altro al fine di offrire all’antropologia uno spettro più ampio di strumenti metodologici specificamente semiotici. In particolare, vedremo come le nozioni di agentività, interazioni, finalità, rappresentazione e azione siano tenute insieme dalla più globale nozione di forma, avanzata dallo stesso Kohn. In conclusione, proporremo alcuni spunti di ampliamento della proposta di Kohn attraverso la teoria dei modi di produzione segnica di Umberto Eco, e forniremo alcune brevi indicazioni per la costituzione di un campo condiviso tra antropologia e semiotica.
 Note

[1] Cf. à ce sujet l’ouvrage d’Anna Lowenhaupt Tsing, The Mushroom at the End of the World: On the Possibility of Life in Capitalist Ruins (2015, tr. fr. 2017)
[2] https://www6.ara.inra.fr/piaf/
[3] Pour les citations issues de cet ouvrage, nous ferons référence aux numéros de page de l’édition française.
[4] Cf. à ce propos le numéro 5 de la revue Cygne noir (2017), consacré au thème « sémiotique et écologie ».
[5] Fondateur de la sémiotique dans le monde anglo-saxon, Charles Sanders Peirce (1839-1914) a été l’un des précurseurs d’un grand mouvement philosophique qui sera appelé « pragmatisme ». L’étude de sa sémiotique a été introduite et promue en Italie par Umberto Eco et poursuivie ensuite par Claudio Paolucci. Il serait impossible de résumer ici sa pensée, ainsi que toutes les recherches qu’elle a inspirées dans des domaines très vastes, tels que la philosophie, les sciences cognitives, l’anthropologie, la biosémiotique, la logique, etc. Soulignons juste que la langue italienne dispose non seulement d’un volume parmi les plus importants des traductions de ses écrits, mais aussi de formats d’ouvrages parmi les plus homogènes et compactes d’un point de vue éditorial. Cf. notamment Bonfantini, Massimo A. (éd.), Opere, Milan, Bompiani, 2003 et Maddalena, G. (éd.), Scritti scelti, Turin, UTET, 2005. Pour une édition complète de ses Collected Papers en version originale en en format numérique, cf. John Deely (éd.), electronic edition of The Collected Papers of Charles Sanders Peirce reproducing Vols. I-VI ed. Charles Hartshorne and Paul Weiss (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1931-1935), Vols. VII-VIII ed. Arthur W. Burks (same publisher, 1958).
[6] En langue quechua, précise l’auteur, puma signifie « prédateur » en général.
[7] Oiseau tropical appartenant au genre Psittacara, sorte de perroquet.
[8] A ce sujet, l’auteur fournit d’autres exemples qui concernent davantage des animaux.
Références bibliographiques
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Valeria De Luca, dottore di ricerca in semiotica presso l’Università di Limoges (Francia), dove ha sostenuto una tesi sulla danza sotto la supervisione di Jacques Fontanille, Ha insegnato all’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 e all’Université Lumière Lyon 2. Attualmente è membro associato del CeReS (Centre de Recherches Sémiotiques) dell’Università di Limoges. Le sue ricerche vertono su pratiche socio-estetiche, quali la danza sociale (in particolare il tango argentino), alcune forme di performance e di reenactment,, nonché di ibridazione tra arte e artigianato tessile. È autrice di numerose pubblicazioni e lavora attualmente alla redazione del suo primo volume sulla semiotica applicata al tango.
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